Ce témoignage de Mme Madeleine Arnold, de Continvoir
(Indre-et-Loire), originaire de Mons en Baroeul, sur l'exode de
1940, nous est parvenu par l'intermédiaire de M. Didier
Lherbier, de l'Association culturelle et historique de
Faches-Thumesnil.
C'était le 20 mai 1940.
Ce matin-là, Maman avait commencé à faire
tremper sa lessive comme toutes les semaines, Papa était
parti comme tous les jours, attaquer sa journée de travail.
Quand il est arrivé dans la cour de la brasserie de Mons en
Barœul pour atteler ses chevaux, il y avait beaucoup
d'effervescence; l'ordre avait été donné par
la mairie d'évacuer. Sur le conseil de son directeur qui
s'appelait M. Hoffmann, Papa a donc équipé ses
chevaux, sa plate-forme avec ridelles, de picotin pour ses
bêtes en quantité, ainsi que des sacs de bouchons et
quelques tonneaux de bière. Il y avait déjà du
monde sur la voiture : les familles Abraham, Allard et Pollet. Ces
gens-là habitaient tous le quartier du Barœul.
Nous avons, en partant de la rue Parmentier, pris aussi les
familles Charlon et Demeyer. Nous autres, nous étions sept
enfants plus Papa et Maman. Papa a pris ensuite la direction de
Lille; beaucoup de gens avaient suivi le même conseil et nous
étions nombreux, je me souviens du plaisir pour nous qui
étions très jeunes (pour ma part 10 ans et demi) de
partir un peu comme en vacances. Nous ne nous rendions pas compte
des pleurs de Maman et des autres femmes. Avec mon amie Colette,
nous étions parties avec nos beaux vêtements du
lendemain de communion et dans les grandes vitrines de Lille, nous
nous regardions dans les glaces: la voiture allait si
lentement.
Comme un mauvais rêve
Papa avait décidé de partir vers Béthune,
mais il nous fut impossible de passer, nous avons donc dû
prendre une autre direction, les ponts soit disant étaient
tous minés ou avaient sauté. Nous nous sommes
rabattus sur Aire-sur-la-Lys. Je me souviens des routes
encombrées de voitures arrêtées sur le bord;
des gens suppliaient Papa de les prendre, mais c'était
impossible, nous étions déjà si nombreux sur
cette remorque inconfortable.
De temps en temps on entendait mitrailler et nous étions
alors tous sous la voiture ou dans les fossés, mais cela est
un peu vague comme un mauvais rêve, je vois encore tout un
tas de linge dans les champs, éparpillé, valises
éventrées, sûrement des pillards? j'entends
encore des vaches qui meuglaient tristement, les pis
énormes, gonflés de lait. Il y en avait beaucoup de
mortes, leurs ventres enflaient comme des outres et la puanteur
régnait alentour. Au fil des heures, Papa faisait un
arrêt pour ses bêtes, il fallait bien qu'elles boivent
et mangent. Un soir Papa a dit " j'arrête, mes bêtes
sont fatiguées, je ne vais pas plus loin. "
Nous avons dormi dans une grande cour de ferme. Il faisait beau
heureusement, je pense qu'un pont a sauté cette
nuit-là, celui que nous devions prendre. Un matin alors que
nous défilions sur la route, on nous a ordonné de
stopper et là, nous les avons vus arriver... des tanks,
encore des tanks, énormes pour nos yeux d'enfants, mais
surtout ceux qui étaient sur la tourelle des tanks, tout de
noir vêtus... Sur la tête une casquette avec une
tête de mort, le visage figé, durci : c'est mon plus
fort souvenir. Papa était blanc comme un linge, il avait
fait toute la guerre de 14-18 en première ligne.
Les maisons éventrées
Nous avons dû chercher un abri dans un village des
alentours, Mametz (62). Des fermiers nous ont accueillis, nous
dormions dans une étable sur la paille. Papa avait
mobilisé les grandes marmites à cochons pour faire la
tambouille de tout le monde, entre 25-30 personnes. Un matin nous
avons appris que nous pouvions reprendre la route. Nous sommes donc
repartis en sens inverse, avec encore le long des routes toutes ces
pauvres bêtes crevées et cette odeur
épouvantable qui nous suivait partout. De temps en temps
nous étions arrêtés pour laisser passer des
convois de chars, de tanks et autres qui remontaient tous sur la
poche de Dunkerque.
Nous avons encore dormi dans une grande grange, nous y
étions nombreux, tous couchés dans la paille. La
porte s'est ouverte en faisant un bruit énorme. Un officier
allemand nous a tous salués en disant " Pauvres gens, pour
vous la guerre est finie, vous allez bientôt pouvoir
retourner dans vos maisons. Avez-vous froid ? Voulez-vous des
couvertures? " II parlait un français impeccable.
Le lendemain, nous sommes revenus sur Lille, c'était le
3 juin. Nous avons pris par la rue Nationale. Place de Tourcoing,
il y avait des maisons éventrées par les
bombardements et des morts accrochés encore un peu partout.
Notre maison était intacte, nous habitions rue Parmentier et
il n'y avait pas encore comme maintenant des tours de 10
étages et plus. Il n'y avait que des champs et des fermes
à perte de vue. Nous étions heureux de
récupérer tout ce que nous avions abandonné.
Maman a retrouvé sa lessive: elle était bien
trempée. Papa a ramené avec fierté tout son
monde, sa remorque et surtout ses chevaux qu'il affectionnait
beaucoup.